« Puissances du Mal » : l’expression désigne l’empire nouveau qu’exerce sur la sensibilité moderne un Mal qui échappe aux conventions et aux représentations chrétiennes. Ce mal se répand dans toute la société, envahissant tous les lieux d’ancienne innocence, opérant une sorte de révolution anthropologique. Le Mal comme le Démon de la Bible est Légion, et l’art moderne ne cesse de représenter – avec effroi et complaisance - les innombrables visages qu’il prend. Le panorama est vertigineux : ce livre collectif propose donc quelques lignes de perspective pour rendre compte de cette fascination moderne, qui n’avait jamais fait l’objet d’une telle investigation. La traversée que nous proposons prend en écharpe deux siècles, du xixe siècle naissant à aujourd’hui. Nous avons voulu faire apparaître des ruptures et des continuités dans les représentations collectives et individuelles. Le premier temps est intitulé : « L’invention d’un siècle » pour bien marquer la nouveauté de ce qu’il faut bien appeler « le mal moderne ». On en suivra l’empire croissant (pour ne pas dire l’impérialisme triomphant, sous le signe de l’argent roi) dans la période romantique. Déἀ à la représentation, le mal bouscule aussi les modes de figuration anciens - à travers quelques aventures poétiques qui réinventent leur langue par l’expérience déconcertante et roborative du mal, ou quelques avatars inattendus de la ἀgure du Diable chez Labiche ou Giono, Bernanos ou Jouhandeau. « Epreuves, exorcismes » : la formule empruntée à Henri Michaux constitue le deuxième temps de cette enquête. La banalisation terrifiante du Mal ne peut plus s’exercer dans le registre sublime du xixe. En panne de cadre transcendantal, le xxe siècle remet à la littérature ou au cinéma le pouvoir d’interroger sans relâche ses motifs proliférants. On verra d’abord une accentuation politique des pouvoirs maléfiques pour un siècle que l’Histoire a particulièrement éprouvé. Des romans noirs au western flamboyant, c’est toute la palette chromatique (ou même technicolor) du Mal que l’on abordera. L’art et la littérature donne des visages à ce qui n’aurait autrement pas de nom : l’empire accablant du Mal exige de l’artiste cette lutte (c’est bien une épreuve) pour dire et tenter de libérer grâce à ce dire (c‘est l’exorcisme promis, la catharsis espérée). C’est à cet « indicible du mal » qu’est consacrée la dernière section de ce volume qui se rapproche volontairement des écritures les plus contemporaines, de Jabès à Coetzee, de Richard Millet à David B.